Philippe Muray (1945-2006) avait de la verve et de la clairvoyance. Pour s’en convaincre il suffit de lire ces extraits de La gloire de Rubens, texte paru en 1991, chez Grasset (réédition récente aux Belles-Lettres) et contemporain de L’Empire du Bien, un des plus grands succès de cet auteur. Il y a presque un quart de siècle donc, Muray pointait déjà les logiques de la financiarisation de l’art.
« C’est d’un cœur plus allègre que l’on change le plomb en or si l’on ne touche pas trop au plomb et qu’on ne voit que l’or. Dans le cas de l’art, évidemment, cette invisibilité se complique d’une mystique sur laquelle il serait mal vu d’ironiser, dans la mesure où elle est le cache-sexe poétique qui permet aux lois du marché de ne pas être mises trop crûment à nu (…).
L’art est une catégorie rentable de l’ère des loisirs pour les masses résignées. L’Etat mécène providence poursuit sa tâche de dressage des citoyens en plantant aux carrefours d’inimaginables gadgets que l’on peut considérer comme autant d’étapes méthodiques et méditées dans la guerre qui se livre contre le goût à seule fin que celui-ci ne soit plus capable de servir d’instrument de mesure, donc de jugement, pour ce qui se présente comme nouveauté à adorer. Multiplier les commandes publiques est devenu le plus sûr moyen d’abolir le souvenir de l’art (….). Même chose, d’ailleurs, en littérature : il est plus subtil de ne pas brûler les rares livres qui comptent, mais d’en faire écrire d’autres, à tour de bras, par des robots appelés « auteurs », dans l’espoir (en général comblé) que le flot de ces artefacts noiera les rares ouvrages de quelque intérêt qui risqueraient de voir le jour, ici ou là, malgré les considérables mesures de sécurité qui ont été prises.
Depuis que plus personne ne sait à quoi pourrait servir la peinture, on lui a trouvé une destination providentielle : elle sert à blanchir (de l’argent, mais pas seulement) (…). Et plus encore, peut-être, sont-ce les industries désolantes et superflues d’où ils tiennent, pour la plupart, cet argent, dont ils souhaitent que la nullité demeure inconnue. Golden boys japonais, américains, australiens, tous payent, donc, pour ne pas savoir ou pour empêcher qu’on sache.
Les seuls véritables spécialistes du néant contemporain, ce sont eux, pourtant. Comment ignoreraient-ils qu’il n’y a rien, dans le saint des saints, et que ça pourrait être démontré ? Une peur à la mesure des millions de dollars qui y sont engagés règne donc sur cet univers. Le mensonge est si énorme, si planétaire, qu’il faut qu’il soit éternisé pour ne jamais courir le risque d’être révélé. Art et Thanatos ! Il était fatal que le siècle où les peintres se sont affranchis de toutes les lois soit celui où l’on aura vu les lois du marché venir y mettre leur ordre, le dernier qui puisse encore être respecté. Supprimer les obstacles, comme le déclarait Picasso, à rebrousse-poil de tout le catéchisme moderne, ce n’est pas la liberté, « c’est un affadissement qui rend tout invertébré, informe, dénué de sens, zéro ».
L’art comme je le conçois est un effort patient pour ne pas donner son consentement à l’ordre du monde, pour ne jamais se résigner à la passivité unanime devant toutes les formes de la mort inéluctable, y compris les plus souriantes, les plus apparemment rassurantes, celles qui veulent le plus votre bien » (…).
En mars 2015, il est roboratif de relire ce texte à la lumière du séisme qui vient de frapper les ports francs, ces rouages emblématiques du système décrit par Murray, mais qui s’esquissait seulement en 1991 : cliquez pour lire la lettre d’information de Christine Sourgins à ce sujet.
à suivre…
Cap Aristée