Jérôme Serri, aujourd’hui journaliste au magazine Lire, est un ancien directeur du Fonds régional d’art contemporain (FRAC) d’Ile-de-France, et le seul à avoir, en 1985, rompu avec l’État en demandant « moins d’argent, plus de liberté » (1) ! Voici quelques extraits de sa visite, aussi édifiante qu’ubuesque, au Centre Pompidou (2). L’intégralité de son témoignage est à lire, à la page 173 du livre de Nicole Esterolle « La bouffonnerie de l’Art contemporain », éditions Jean-Cyrille Godefroy, qui vient de sortir en librairie, cliquer.
1988 : Jérôme Serri, alors directeur du FRAC Ile-de-France, organise une visite du centre Pompidou pour les membres de la commission culture du Conseil régional, composé d’une douzaine d’élus de tous bords. C’est le responsable des salles d’art contemporain qui guide lui-même ce groupe mais ce conservateur ignore que ce sont des élus et pense avoir affaire à quelques amateurs d’art. « Notre parcours commença par un baril du groupe BP rempli d’une huile qui débordait et ruisselait… un groupe d’enfants d’une dizaine d’années (…), dessinaient avec la plus grande application… »
« Nous nous sommes arrêtés devant une œuvre constituée d’une veste en jean jetée sur le dossier d’une chaise qui côtoyait une caisse ou un cageot défoncé, le tout au milieu de plâtras jonchant le sol. Le conservateur nous expliqua fort doctement qu’ « il y avait là tout un travail » sur le discours hypothétique… J. Serri prend alors la parole pour formuler son hypothèse: « Peut-être s’agit-il d’un conservateur qui, lors d’une visite d’atelier, a laissé sa veste sur une chaise pour aller boire un coup avec l’artiste au bistrot du coin » ». Tout de suite le malaise s’installa, qui s’aggrava au fur et à mesure que la visite avançait.
Nous nous sommes ensuite arrêtés devant une « œuvre » très connue de Bertrand Lavier : un frigidaire juché sur un coffre-fort. Et le conservateur de nous expliquer que cette « pièce » était « tout à fait intéressante » parce qu’ « il y avait là toute une réflexion » sur l’analité dont la possession et la conservation sont des traits prépondérants, le frigidaire étant le lieu où l’on conserve la nourriture, le coffre-fort celui où l’on met en sûreté l’argent que l’on possède. Je le laissais poursuivre son interprétation que, d’un air entendu et satisfait, il qualifia de freudienne, et je l’interrompis à nouveau pour lui demander si, au delà de l’interprétation qu’on en pouvait proposer, ce superbe ready made s’adressait également à notre sensibilité ? Il considéra un moment le frigidaire, puis le coffre-fort, et me répondit : « La sensibilité du visiteur est, bien sûr, engagée. Oui, tout à fait ». « Nous ne devons pas avoir la même sensibilité, lui dis-je, car la mienne est mise en mouvement non point par deux lieux de conservation, mais par trois, car l’ensemble frigidaire/coffre-fort est situé dans un troisième lieu de conservation : le Centre Georges Pompidou. Une sensibilité plus ouverte devrait vous conduire à intégrer dans votre analyse cet autre lieu de conservation qu’est le musée ».
(La gêne progresse, la Présidente de la Commission de la culture du Conseil régional, s’éclipse, elle n’est pas la seule). « Notre groupe, déjà moins nombreux, arriva dans une salle au milieu de laquelle se trouvait un bonhomme habillé, pieds en l’air, la tête enfoncée dans un seau. (Excédé un élu demande:) « Vous n’allez pas nous faire croire que c’est une œuvre d’art, vous vous foutez de nous ! » Et le conservateur, ignorant toujours le statut des membres de notre groupe, de rétorquer : « Je vous observe depuis un moment. Vous me faites penser à vos arrière-grands-parents. Eux aussi, ils rigolaient devant la peinture des impressionnistes ! » Puis, il ajouta ces mots qui firent déborder le vase : « Vous vous comportez devant l’art de votre temps comme des bourgeois du XIXème siècle ! » Que n’avait-il pas dit ! L’élu qui l’avait apostrophé était socialiste. L’orage éclata : « C’est scandaleux ! Vous nous insultez, vous n’avez pas le droit de nous parler ainsi ! C’est nous qui vous payons ! » Notre misérable guide tourna les talons et s’enfuit, abandonnant son groupe agglutiné près du bonhomme la tête dans le seau, qui désormais semblait le totem d’un monde à l’envers. Fin de la visite.
(Le Président du Frac exprima alors son mécontentement à Jérôme Serri contraint de se défendre ): « Président, cette visite s’est effectivement mal terminée. Comment aurait-il pu en être autrement après autant de commentaires affligeants sur des œuvres qui n’avaient rien à leur envier ? Cela dit, ce qui est grave n’est pas là. Vous avez vu au début de notre visite ces enfants assis par terre autour du bidon d’huile. Vous êtes parlementaire, vous votez le budget de la nation et donc du Centre Pompidou. Peut-être ne saviez-vous pas jusqu’à ce jour que vous votiez aussi pour pareille imposture. Je n’ai fait que mon devoir. Il y a un fascisme culturel qui s’introduit jusque dans nos écoles – le fascisme consistant non pas tant à empêcher qu’à contraindre, pour reprendre une définition de Roland Barthes. Ces enfants que vous avez croisés au début de notre visite sont contraints de dessiner ce bidon, contraints de croire qu’ils sont en présence d’une œuvre d’art. Nous sommes passés à côté d’eux sans rien dire. Aucun d’entre vous ne s’est ému de cette situation. Nous sommes tellement habitués à des scènes de ce genre.
Je ne sais plus très bien si c’est à la suite de cette visite que notre FRAC a refusé les crédits de l’Etat ou si nous avions pris notre indépendance un peu plutôt. Toujours est-il que je n’ai eu de cesse de convaincre (…) que nous n’avions nullement besoin d’être financés par l’Etat, si ce financement avait pour contrepartie l’obligation de faire nos courses dans les galeries officielles et l’interdiction de faire des visites d’atelier…
A la lecture de ce témoignage, on se prend à rêver : ah, si tous les directeurs de Frac avaient eu la même clairvoyance et probité… ! Quand à Jérôme Serri, membre du « Groupe de recherches André Malraux » de Paris-IV Sorbonne, il milite « pour que nos politiques et nos responsables culturels cessent de subventionner l’imposture et se mettent à lire sérieusement les textes de l’ancien ministre sans lesquels aucune politique culturelle digne de ce nom ne peut être conduite ».
Cap Aristée
(1) Jérôme Serri a été commissaire de plusieurs expositions, notamment : Roland Barthes, le texte et l’image (1986), Les planches de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert vues par Roland Barthes (1989), Bleu, blanc, rouge, les couleurs de la France dans la peinture française, de Monet à Picasso (1989), André Malraux, le texte et l’image (1996)…
(2) Jérôme Serri a raconté la suite de ses démêlés avec le ministère voir la vidéo : (24ème minute). C’était lors du colloque organisé, en 2013, par « Sauvons l’art » au Sénat, et destiné à faire le bilan de 30 ans d’art dirigé en France…