Un Grand Bleu, une toile, dont la longue verticalité empoigne physiquement le visiteur : « mise en abîme » voilà l’expérience à laquelle Boris Lejeune convie le regardeur. Mais une mise en abîme picturale, très différente de celles que chérissent les conceptuels : ici, point de peinture exposant la couleur du mur. Au dessus d’un bord de plage à priori assez banal, l’œil est requis d’abord par l’intensité de l’outremer qui occupe une part conséquente du tableau.
Yves Klein lui aussi jouait de l‘intensité du bleu. Mais après le coup de gong coloré, après ce bleu à l’âme : rien. Les monochromes s’épuisent vite dans le saisissement qu’ils imposent. Ici, le bleu n’est point ripoliné ; chaque touche, chaque vague, fut pensée, habitée, vécue. Frémissement, vie interne de la couleur, font que, soudain, on réalise que l’extrême précision de la peinture engendre une incarnation du mot Outre Mer : l’au-delà de la mer.
Boris peint la vague au moment où elle se retire du rivage vers le large, si on la contemple un peu, un saisissement du regardeur se produit : il a l’impression que le retrait des flots marque le pas, comme si la grande respiration marine attendait que le spectateur la rejoigne pour lui communiquer son souffle.
Nous voici surpris d’être ainsi aspirés par une houle peinte. D’autant qu’à priori, il n’y a rien à voir. Un photographe n’y aurait guère risqué un cliché, rien d’anecdotique ne se déroule sur ce rivage abstrait au sens propre, « tiré de », tant il semble sourdre de la lumière. Cette force peinte unifie tout en une seule présence. Les ombres ne sont pas vides, ce ne sont pas des trous visuels mais elles exsudent un subtil accord de couleurs, telles les harmoniques d’un son. Cette peinture lisse ne pense pas matière et lumière comme une dualité. L’absence de subjectivité de la touche (qui fut si mode) n’empêche pas les choses dépeintes d’avoir du poids, des qualités tactiles : ainsi, au premier plan, le varech vert poisse délicatement les galets polis par la marée. Leur rondeur douce s’oppose aux pierres taillées du mur doré de soleil. Le sec s’oppose à l’humide. Plus loin, le sable rose frétille sous la plante de l‘oeil, l’écume mousse contre une muraille naturelle de granit sombre.
La solidité des rochers s’oppose au mur construit de main d’homme, effondré. La mer en a disloqué un pan, lui donnant au passage des allures de conque striée. De quoi méditer sur la capacité de la nature à rapatrier en son sein le labeur humain. Peinture de vanité, genre « ainsi en emporte l’océan » ? Pas sûr.
Pour un artiste russe ayant fui le joug soviétique, l’effondrement d’un mur peut-être une allusion historique précise. Alors, plaidoyer pour un monde sans frontière ? Est-ce pour cela que la barrière de l’horizon est absente ?
Ce grand pan de mur jaune, voisine avec les planches disjointes d‘une rambarde : l’ensemble évoque discrètement les constructions bâties sur le sable et dont l’Évangile prédit la débâcle. L’enjeu de la vie humaine n’est-il pas d’habiter le monde ? On songe à la peinture chinoise de rouleaux qui suggère une spiritualité, par le cheminement des eaux, des hommes, entre terre et ciel. Les orientaux savent être méticuleux, comme Boris : enfin un peintre qui finit ses toiles ! Mais le monde est à la fois fini et infini, ce que les rouleaux chinois ne disent pas. Ici l’œuvre s’arrête quand l’horizon va poindre. La stratosphère ne nous concerne pas, elle est inhabitable et nous sommes dans le monde ; mais nous ne sommes pas du monde : notre ciel est cet état d’apesanteur où plonge le spectateur, embrassant dans la courbure de son élan, les pierres, la plage, l’océan toujours recommencé, la Création.
Christine Sourgins