Un petit lion singulier, une espèce rare : un lion du Larzac. Son pelage hirsute frémit de griffures, c’est la livrée d’une terre aride, parcourue de labours, longée de murets de pierres sèches, striée de failles où l’eau chemine. Sur le plateau du Larzac, le ciel est plus proche : la terre est fauve, le regard vif.
L’animal, impassible, est taillé dans cette bâche qu’utilisent bars et troquets, pour abriter de leurs stores une convivialité ancestrale. Cette quasi imperméabilité du tissu laisse le temps de travailler les encres, de mailler les lignes, de tricoter les formes. De son effilochement naissent des moustaches vibrant à l’air libre. Habituellement, Elisabeth Baillon brode ses encres d’une fine chaînette ; longtemps ce fut sur fond noir, dessiné à l’encre blanche, précisément, « comme une carte d’état major ». Il lui arrivait de sillonner en totalité la surface de ces images de laine qui « portent en elles une vertu d’asile »; au début, ses personnages sont un petit peuple d’anges naïfs, de pages étonnés, d’archers ou de jongleurs malicieux. Elle les exposa à la fin des années 60 en France et à l’étranger, surtout aux USA.
Puis vint la vague du retour à la terre des années 70, l’artiste et son époux, maître verrier, occupent et restaurent une vieille bâtisse, classée monument historique, à Brouze du Larzac (ci contre), quand un ministre, qui n’y avait jamais mis les pieds, offre ces arpents de terre aux chenilles des tanks. Le Larzac se soulève pour une de nos dernières jacqueries paysannes ; Elisabeth entre en résistance avec sa machine à coudre, brodant les brassards des manifestants et mille autres labeurs, entre Lanza Del Vasto, patriarche non violent venu à la rescousse, et les « maos » qui exhortent aux actions musclés. Dix ans de lutte contre les expropriations et trois ans de pause artistique tant il était « intimidant de troubler ce silence pastoral avec ma petite machine brodante mais si bruyante ». Puis ce seront de solides robes armurées, s’étalant autour d’une division intérieure mais montant la garde, dos tourné au spectateur ; des œuvres défensives.
Le Larzac a gagné, mais comment lui confisquer la victoire ? En racontant l’histoire à la place de ceux qui l’ont faite : le ministère de Jack Lang débloque des crédits pour la création d’un écomusée ; les hommes de l’Etat se targuent d’avoir la distance nécessaire pour dégager le sens d’événements qu’ils n’ont pas vécus. La brodeuse s’insurge, « plaide avec véhémence devant le comité de chercheurs qui doit garantir auprès des pouvoirs publics, pourvoyeurs de subventions, la dimension scientifique de l’écomusée. Mais de quoi se mêle cette artiste, diront-ils, l’histoire du Larzac n’est pas une oeuvre d’art que l’on sache ! »
– Si, répond Elisabeth Baillon !
Avant d’ajouter : « dans cette grande création collective que fut le Larzac pendant dix ans, les artistes ce furent eux les paysans, et pas nous ! Eux, artistes de land art faisant paître leurs moutons sous la Tour Eiffel, ou bien, fidèles disciples sans le savoir des surréalistes, installant non pas une machine à coudre sur une table de dissection mais un troupeau de brebis dans la salle du tribunal de Millau »(1)
Ce jeune lion, qui n’a pas encore sa toison de broderie, est donc singulier dans l’œuvre d’Elisabeth Baillon. Il n’appartient pas non plus à la série consacrée à l’univers familial. L’artiste, qui assume le terme de « brodeuse » pourtant connoté “ouvrage de dame”, s’est interrogée sur les femmes de sa famille et ses parents « dépareillés » : une mère qui avait du sang bleu épousa un boucher, l’une était organiste, l’autre jouait du basson mais les mœurs n’en furent point adoucies. Leur fille a donc brodé à chacun, de l’oncle à la marraine, un mémorial affectueux sur un piédestal griffé à la plume avec leurs photos d’époque, transférées sur tissu. Cette épopée tramée de drames, de tendresse et d’absurdités, n’a rien à envier à celle de Louise Bourgeois ou aux autofictions d’art très contemporain. Mais le ministère, qui se pâme aux malheurs de Sophie C, regimbe à ces bleus célestes, ces rouges plébéiens mariés sur une toile d’encre tannée, et sertis de laine. Car à nouveau, les hommes du ministère ne peuvent s’approprier l’histoire : l’artiste s’en est chargée de la pointe de l’aiguille et de la plume.
Les amateurs de conceptualisme désincarné sont incapables de voir en cette artiste singulière une Parque moderne qui recoud les vies déchirées, suture les bleus à l’âme, retisse le fil du destin, ce qui s’appelle familièrement « broder ».
Christine Sourgins
(1) Elisabeth Baillon, « Le voyage de Pénélope », éditions de l’Attrape-science, p 48.
« Hommage à un enfant du Pays » par sa fille Elisabeth BAILLON
jusqu’ au Jeudi 17 Novembre 2016, à l’Hôtel de Ville
(aux heures habituels d’ouverture), 2 rue Laurent Gers, 62223 Saint-Laurent-Blangy
Grande expo rétrospective au Musée de Millau, du 17 déc 16 au 28 avril 17 , vernissage le 16 déc.