La presse a prétendu que Pierre Lamalattie avait inspiré à Michel Houellebecq le héros de «La carte et le territoire». Pendant vingt ans il fut le complice de l’écrivain au point d’avoir édité ensemble la revue littéraire « Karamasov » et le peintre incarna un artiste fou dans un film tourné par le futur Prix Goncourt. Depuis, Pierre Lamalattie a pris le large et ne dédaigne pas la carte et le territoire… du littoral de Patagonie.
Pierre Lamalattie portraitise une société où prime l’économie, qui va droit à l’essentiel : la peinture permet la saisie en un seul coup d‘oeil, d’une présence immédiate, comme un flash intuitif, d’où peut-être la décoloration de ses peintures : ses portraits sont peints dans une grisaille bleutée. Malgré la formule consacrée « toute ressemblance avec des personnages ayant existé serait pure coïncidence », nous reconnaissons un voisin, un cousin, un chef de bureau, une caissière… Car Pierre Lamalattie peint des archétypes en s’inspirant d’une pratique, obligatoire aujourd’hui, le curriculum vitae. Le CV a cette faculté de condenser une vie en quelques lignes et une photo. Pas de détails inutiles.
Lamalattie s’est lancé dans une sorte de recensement de ses semblables en peignant des portraits qui combinent un visage et une phrase, résumé d’ une vie, d’une vocation. Pour prendre la vérité du personnage comme en tenaille, le peintre élabore une synergie entre texte /image qui n’est pas toujours aussi calculée dans les vrais CV. De prime abord, c’est plutôt drôle : Jean-Paul « fait partie de ceux qui se lèvent tôt » à voir sa tête, ça n’est pas faux. Quelle époque tragique qui croit pouvoir résumer une vie autour d’une contradiction majeure ! Ainsi Pâquerette, la mal nommée : « Elle n’imagine rien, pas même sa résurrection ».Très souvent il y a, chez un même personnage, un mélange détonnant entre hautes aspirations et renoncement.
Le monde du travail en prend pour son grade et particulièrement les cadres. Gabriel, lunettes, cheveux courts, en pull, col dégrafé : « Sur le questionnaire de personnalité on l’a vu légèrement hésiter avant de cocher la case leader ». Patrick, chauve, la soixantaine : « après une étude personnalisé on lui a proposé une prime dégressive ». Parfois les assonances sont travaillées ; en costume cravate, Thibault rime avec « il a tout de suite eu l’esprit promo ».
La psychanalyse est sujette à une critique feutrée : Marilou, brune, 30 ans, cheveux tirés en arrière ; « autrefois elle en voulait à ses parents, maintenant elle en veut à tout le monde ». Ou bien avec Brigitte « son psy la pousse à devenir elle-même mais ça ne l’intéresse pas ». La retraite, rime avec la souriante Odette ; « le présent l’ennuie mais l’avenir l’inquiète ». La conjugalité est en pleine mutation avec Anne-Marie dont « le mariage a été une sorte de titularisation ». Les nouveaux conformismes se révèlent d’autant mieux qu’on on les épingle laconiquement. Paula, tête de squaw, boucles d’oreille voyantes, n‘en démord pas : « L’art contemporain c’est très emmerdant, mais elle tient à vivre avec son temps ». Artistes ou d’amateurs d’art sont dans le collimateur, dont Bernard « son travail bidimentionnel essaye de faire œuvre à partir de la question de ce qui se donne à voir », tout juste dépassé en cuistrerie par Pierick « son exposition propose, ni plus, ni moins, de réinvestir de façon non-linéaire la métacritique de la représentation », pour ne rien dire de Gottfried, Jörg, ou de Jeff, reste Marie-Agnés qui « anime des ateliers de speed painting », elle en sourit jusqu’aux oreilles.
L’association texte image détourne l’efficacité de la pub, des manchettes de la presse ou de la bande dessinée et montre les capacités de la peinture à absorber le meilleur des autres disciplines. Un tableau sans titre est ennuyeux comme un jour sans pain : l’œuvre se réduit à un numéro. Le titre est souvent la serrure de l’image. Ainsi l’Inquisition trouvait une Cène peinte par Véronèse un peu trop festive pour un repas d‘adieu, le peintre n’eut qu’à rebaptiser son tableau « Le repas chez Lévi » pour que les sifflets se changent en applaudissements. Lamalattie intègre donc le titre au tableau et met en sourdine une illusion de l’art moderne : la peinture serait tellement autonome du réel qu’elle n’aurait pas besoin de titre. Chez Lamalattie les tableaux s’appellent Janine, Guy-Albert …mais Ludivine, Jean-Seb et les autres, ne sont pas des ouragans, juste une vision de la société qui décoiffe…
Bertillon et ses anthropométries de face et profil, est un lointain ancêtre comme l’explicite le tableau « Ressources Humaines ». Tel Bertillon, Lamalattie est un maître du soupçon : est suspect le sourire affiché par ces egos apparemment satisfaits. Le peintre se mue en continuateur de la Bruyère. « J’ai pris un trait d’un côté et un trait d’un autre ; et de ces divers traits qui pouvaient convenir à une même personne, j’ai fait des peintures vraisemblables […] Il faut que mes peintures expriment bien l’homme en général, puisqu’elles ressemblent à tant de particuliers » disait l’auteur des Caractères, qui lui aussi procédait par maximes…Parfois la phrase-clé échange le ton impersonnel contre un « nous », comme si le peintre était porte-parole des visiteurs auprès du personnage, tel Bruno, « il nous a dit que dans la plasturgie il faut savoir s’adapter ».
Car Lamalattie ne s’exempte pas du lot de ses contemporains. Un égo prénommé Pierre lui ressemble étrangement, il revient par deux fois dans le livre des 121 curriculum vitæ*, c‘est le seul à citer du latin (la peinture est-elle une langue morte ?), et la belle Laura, par exception, suscite un « je » tout d‘un coup fort subjectif «J‘ai tout de suite compris qu‘avec elle se poserait un vrai problème… ». Autoportrait de l‘artiste en moraliste discret que vient conclure (provisoirement) : « seul le FRAC de Patagonie conviendrait à son immense tristesse ».
Christine Sourgins
*121 curriculum vitae peints par Pierre Lamalattie, préface de Françoise Monnin, Revigny-sur-Ornain, Martin Media, 2010