La mer de notre enfance était l’antre des corsaires et pirates ; cargaisons fabuleuses, carènes englouties, crachant des gerbes de diamants, des grappes de bijoux ; coffres d’orfèvrerie rongés de sel, gorgés d’émaux ; sequins frétillants au soleil, filtré par la froideur des eaux…Hélène Legrand montre le réel de la légende : le vrai trésor, c’est la mer elle-même. Chaque crique, crevasse, flaque, est une chambre forte. Il suffit d’un peu de soleil dans l’eau froide pour voir luire des cabochons de pierre, galets polis comme des perles ; un collier de cristal a rompu son fil et perd ses bulles ; verts et bleutés, quelques chardons des dunes, flottent, oursins végétaux sertis dans leurs chatons d’épines. L’or roux, en bas à droite, n’est pas un corail mais une bruyère desséchée par l‘été. Nous sommes donc en bordure de mer et pas n’importe quand. La surface mobile accueille le passage du temps. On peut même, vu le calme des eaux, présumer la marée basse… Cependant, l’instant demeure suspendu : est-ce de jour ou de nuit ?
« La Hague » convie au plongeon à travers les quatre éléments. D’abord le regard traverse une couche d’air, commune au regardeur et au tableau, nous passons de l’espace ambiant au souffle qui plane sur les eaux, transportant bruyères et chardons. En haut à droite, émerge un sombre rocher, comme un couvercle rabattu sur le voile translucide de la surface, où nage le transitoire végétal. Puis, avivés par l’eau, petits et grands galets rivalisent de rondeur, de douceur, d’un peu de couleur. Un creux d’ocre rose, du sable fin : nous touchons le fond, est-ce si sûr ? Surprise : de la vase s’exsude la lumière.
Serait-ce une illusion d’optique, un coup de lune, un soleil sous-marin, la lampe d’un scaphandrier ? Cette irradiation contre-nature ne se produit pas n’importe où : La Hague est un lieu d’inquiétude depuis que le nucléaire y règne : aurait-il bouleversé l’ordonnancement du monde ? Quel est cet « ici gît » ? Si Dali s’est représenté enfant « en train de soulever la peau de la mer pour observer un chien dormant dans l’ombre de l’eau », Hélène Legrand médite un événement plus tragique.
Car la peinture est invitation à traverser les apparences. Qui a-t-il derrière l’inconstance des formes, le « monde flottant » des japonais ? Les mots, galets trop lourds, coulent avant de répondre. Seul un pinceau peut faire toute la lumière et débusquer ce rayonnement caché derrière les objets, au-delà de la représentation, presque derrière la toile. Éloge de la profondeur, où la vraie lumière est interne, cette oeuvre donne corps à la formule de Victor Hugo : « la forme, c’est le fond qui remonte à la surface ». Voilà une peinture qui vaut manifeste où fusionnent vision du monde, conception de l’art et destin de l’homme. D’un homme. D’un père.
Le péril ne réside pas seulement dans l’abîme liquide ou chez les pirates de l’atome. Les falaises de la Hague sont parfois funestes à celui qui a le cœur lourd et l‘âme houleuse. C’est pourquoi l’instant demeure suspendu : au-delà du jour et de la nuit, l’eau et la lumière semblent sourdre l‘une de l‘autre, lissant une argile aux tonalités charnelles. Dans ce trou d’eau, doux et frais comme une peau de nourrisson, un baptême, une grâce s‘infuse. Le vrai trésor de la peinture, ce sont les arrhes d’une incarnation nouvelle, celle de la lumière faite chair ou d’une chair faite lumière. Hague, qui signifie enclos, n’est plus le tombeau mais le berceau d’un corps glorieux.
Christine Sourgins