Au nom de l’Abeille

Claude Abeille est un homme chanceux : il est né avec un don, de sculpteur, et un nom, d’insecte bâtisseur. Pourtant, dans son œuvre, point de bestiaire mais un vestiaire. Après les révolutions qui décapitent, notre médiocratie coupe les têtes qui dépassent ; Claude Abeille fut donc vite conscient d’une impossibilité : figurer l’homme du XXème siècle. Aussi est-ce grâce au vêtement qu’il part à la reconquête du corps, car, contrairement à l’adage, il se pourrait que l’habit fasse quelque peu le moine. Il suffit pour s’en convaincre de regarder, à Rome, la Thérèse du Bernin en extase : la ferveur ne se lit-elle, ne se vit-elle pas mieux dans les frémissements du drapé de marbre que dans la pamoison du visage ?

L’œuvre mythique du XXème siècle serait, elle, liée à une autre forme d’extase : Le Grand Verre ou La Mariée mise à nu par ses célibataires, même, est souvent décrit comme une « sorte de guêpe-machine exhibant ses rouages au-dessus de neuf célibataires en uniforme, figurés par des moules cuivreux ». Son concepteur, Marcel Duchamp, témoignera avoir été inspiré par les baraques foraines « où des mannequins, figurant souvent les personnages d’une noce, s’offraient à être décapités grâce à l’adresse des lanceurs de boules ». L’uniforme concrétisant pour lui l’idée de célibataire, de mâle, il organisa le « cimetière des uniformes et livrées ».

Claude Abeille, bronze (1982)

« Grande veste »

Claude Abeille, bronze (1990)

« Conférencier »


Le vestiaire d’Abeille est une réponse de sculpteur à conceptuel. Loin de participer au jeu de massacre, Abeille entreprend de retourner à l’être par son enveloppe. Au commencement était le pli, lui seul permet de passer d’une surface à un volume, d‘autant que la robe du Sphinx nous a appris que « le temps des hommes est de l’éternité pliée » (1).

Claude Abeille, plâtre patiné (1974)

« Homme absent »

Des oripeaux vidés de leur occupant, gisent, pétrifiés comme des coquillages. La compétition, si prisée socialement, est une vraie course en sac : Abeille fait parader sur un podium quelques outres pleine de vent. Voilà un homme qui a plus d’un tour dans son marbre.
Ici se dresse une forêt de sculptures-pantalons où les jambes ont tantôt la force de troncs d‘arbres, tantôt la grâce des colonnes : ce sont les propylées d’une génération qui se complut dans le port du « jean ».


Rebelle à sa mise en boite, un crâne s’apprête à poindre : s’échappera-t-il ?  Mais le nu perd la face dans une chemise qui  bouillonne de circonvolutions tel un « cerveau textilien ».

S’échappera-t-il ?

« S’échappera-t-il ? »

Claude Abeille, bronze (2002)

« Nu à la chemise »

Strates

« Strates »

Le bronze « Strates » montre un buste clivé, faillé, toute la géologie du vêtement affleure, couche de laine sur couche de coton. Mais le plastron a quelque raideur et le buste fait songer à un homme-livre, tel que Ray Bradbury en décrit dans « Fahrenheit 451». Dans cet ouvrage d’anticipation, les livres sont exterminés par le feu et les pompiers eux mêmes se chargent des autodafés. Au début de XXIème siècle, c’est le feu du divertissement qui extermine la culture, celle des livres ou des peintures, et nombre d’intellectuels détruisent ce qu’ils devraient défendre. Dans le livre de Bradbury, quelques dissidents résistaient en apprenant par cœur des classiques et en les récitant. Le buste de « Strate » ne le pourrait pas encore, la tête est toujours manquante. Elle s’esquisse timidement au sommet d’un voyageur ; une tête  émerge enfin, celle de l’homme en cours d’embarquement et dont le manteau plisse au vent comme un drapeau…

Claude Abeille, bronze (1997) - 104 x 37 x 33 cm

« Le voyageur »

Claude Abeille, bronze (1996) - 84 x 49 x 90 cm

« L’embarquement »

 

L’homme, en attente d’intégrité, apparaît donc souvent en creux dans l’œuvre d’Abeille, la chair humaine se coulant dans le moule des habits, aussi étroitement que cire et bronze s‘épousent. Chrysalides de cocon, carcasses de laine, semblent, par leur transposition dans un matériau noble, couver quelques résurrections. La geste du sculpteur rejoint la légende d’Aristée qui, causant involontairement la mort d’Eurydice, apporta la désolation à sa contrée. Pour que revienne la prospérité il dut sacrifier des animaux et comprit qu’il était exaucé lorsque la vie revient dans les dépouilles…sous la forme d’un essaim d’abeilles…Wladimir Weidlé en fit un livre, « Les abeilles d’Aristée » qui annonçait la lente Renaissance de l’art après la traversée des vicissitudes modernes. Claude Abeille en fait des sculptures…

Christine Sourgins
Historienne de l’Art

(1) Anubis,  montre la robe de Sphinx : «-Regardez les plis de cette étoffe. Pressez-les les uns contre les autres. Et maintenant, si vous traversez cette masse d’une épingle, si vous enlevez l’épingle, si vous lissez l’étoffe jusqu’à faire disparaître toute trace des anciens plis, pensez-vous qu’un nigaud de campagne puisse croire que les innombrables trous qui se répètent de distance en distance résultent d’un seul coup d’épingle ?»  Jean Cocteau, La Machine Infernale, Acte II.

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