L’artiste vous a prévenus : trouver son atelier n‘est pas facile. Le quartier est moderne, années 70. Il faut quitter la rue, prendre un escalier, accéder à une terrasse ; si vous apercevez un dojo au dessus d’un Bricorama vous êtes sur la bonne voie : que des sculptures guerrières en terre cuite, tiges d’acier, boulons et câbles, soient embusquées à proximité d’un temple du bricolage et des arts martiaux, prouve que Brigitte Terziev a le génie du lieu.
Un dédale de petits cubes qui sont autant d’ateliers d’artistes : si vous ne vous trompez pas de couleur de porte, vous aurez droit de descendre un escalier qui tournicote et, au bout du labyrinthe, vous accéderez au saint des saints : une salle en équerre autour d’un jardinet de poche, enfoncé dans le sol parisien. Dressé au milieu de son antre, un Minotaure vous toise. Sa corne d’acier pointe à droite, des filins l’environnent, Brigitte serait-elle une nouvelle Ariane ? Cheveux longs et blonds sur une silhouette fine, femme-liane, toute en lignes, elle en a la souplesse, la légèreté, au point qu’on se demande comment, si frêle, elle peut avoir enfanté de pareils géants…
Et cette escorte de génies tutélaires, une garde prétorienne ? Des ancêtres pétrifiés ? Des samouraïs primitifs, en écailles de grès ? Ou bien de ces soldats chinois, en armure de terre cuite, accompagnant leur souverain dans l‘au-delà ? Des Immémoriaux assurément : on ne peut pas les nommer, ces carcasses, ces cuirasses, pourtant elles n’en finissent pas de nous rappeler quelques héros fameux, quelques plénipotentiaires racés. Dans Macbeth une forêt se mit en marche, ici, enraciné au fond d’un puits de lumière, ces sculptures telluriques sont la surrection de la terre même. Ces corps au squelette de métal, revêtus de plaques, sont-ils des chevaliers tectoniques ? Ces puissances élémentaires, drapées d’humus, muettes, magnétisent le regard du visiteur.
Voilà que je les reconnais, ces Géants, ces sauvages : ce sont d’antiques Patagons ! Etant modérément téméraire, je m’en méfierais plutôt ; plus avenante me semble une petite tête déployant des antennes. Ces tiges d’acier vibrent sous les doigts, des notes de musiques naissent, prouvant par l’oreille la justesse des lignes et l’équilibre des masses.
Un chat bondit, l’air de dire : « vous avez vu la reine et ses paladins, mais le grand chambellan, c’est moi ». Il procède à son inspection : ces colosses d’argile sont des invités permanents et prestigieux mais nous, visiteurs, sommes seulement de passage.
Dans le petit patio envahi d’un laurier, rempli d’une exubérance végétale, la nature reprend ses droits. L’atelier se mue en vivarium pour créatures d’un autre âge, d’un autre règne, d’une autre planète qui sait.
Comme un anthropologue confronté à une peuplade inconnue, on demande à l’artiste : combien sont-ils, ces titans ? Dix-neuf. Elle voudrait en réaliser vingt. Pourquoi vingt ? Ces œuvres sont-elles de gigantesques pièces d’échiquier, partant conquérir quelques positions stratégiques au hasard des collections et des expositions ? Comme il y a chevaliers, fantassins et écuyers ou pièces figurées, pions et jetons, ces hercules de terre et d’acier ont une suite, soit des bustes puis des têtes casquées.
A l’entrée de l’atelier, la case lumineuse d‘un miroir ; au mur adjacent répond un panneau, puzzle de textures noires. Selon les coups de pinceaux, cette peau d’arlequin unit le derme d’un lézard à celui d’un cobra, d’un alligator ou d’un éléphant….Brigitte rêvait d’une collaboration avec le musée des Arts Premiers, la réponse venait d’arriver : quatre lignes insipides pour dire au sculpteur de passer son chemin. Le quai Branly veut ignorer ces artistes occidentaux qui travaillent, à leur manière, sur une thématique commune aux arts premiers. Quid du dialogue des cultures ? Brigitte parle de l’Afrique, évoque Jean Rouch et son film « les maîtres fous », avec sa cérémonie de possession où les africains convoquent l’esprit des dominateurs…Tremblements, halètements, saisissement de la transe. Elle s’enthousiasme, lance des gestes où l’on devine la trace d’une pratique assidue de la danse. Le rituel sauvage filmé par Rouch se termine par le sacrifice et la dévoration d’un chien : Brigitte marque un désaccord.
Le grand chambellan repasse en tapinois, le siamois roule des épaules : lui aussi désapprouve.
Le chat est un des rares félins à savoir les limites de l’ensauvagement. Brigitte le présente : l’animal se nomme Scarabée. Il disparaît dans le décor, vivre sa vie de bête. Le jour tombe, linceul d’ombre sur les Patagons, une petite lampe s’allume, serrés autour de son halo, comme des explorateurs autour d’un feu de camp, on discute de cette contrée bizarre baptisée Art. Brigitte apporte des breuvages de sa composition, quand une averse éclate. Dehors, le jardin dresse une silhouette de forêt vierge, l’ondée tambourine sur les verrières du toit. Sur ces hublots de vitres, le tam-tam pluvieux participe à quelque rituel qui saluerait le retour des Géants au royaume des ombres. On réalise alors que l’orangeade a un goût de pastis, que le grand miroir est accroché basculé à l’horizontale, que le chat porte un nom d’insecte mais que tout ceci est parfaitement normal.
L’animal sort alors de la nuit où somnolent les Patagons…Quand le Scarabée miaule, notre audience est terminée.
Christine Sourgins